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Contracts, Torts & Obligations

Catastrophe de Ghislenghien, mission légale des communes dans la lutte contre l'incendie et action récursoire à charge des tiers responsables

Le 30 juillet 2004, une violente explosion se produisait dans un gazoduc du zoning industriel de Ghislenghien, suivie d’un violent incendie, ravageant deux entreprises voisines. Le bilan humain fut très lourd : vingt-quatre personnes décédées, dont cinq pompiers, un policier, et des employés des entreprises voisines, et plus de cent trente blessés.

Au terme du procès pénal, plusieurs prévenus ont été condamnés, pour « homicide involontaire par défaut de prévoyance ou de précaution », parmi lesquels le gestionnaire du réseau de gaz, le maître d’œuvre des travaux ayant occasionné l'accident, l’entrepreneur et l’architecte.

Par un arrêt du 12 juin 2024, ici commenté (RG P.24.0239.F), la Cour de cassation a clarifié un des aspects encore en discussion concernant les conséquences civiles de l’accident : la récouvrabilité, par la commune (plus exactement par l’assureur-loi de la commune), des indemnités versées à ses agents publics (les pompiers, spécialement) ou à leurs ayants-droits en exécution de la loi du 3 juillet 1967 sur la prévention ou la réparation des dommages résultant des accidents du travail dans le secteur public, à charge des personnes reconnues responsables de l’accident.

Celles-ci contestaient la prétention de la commune, soutenant en substance que les décaissements invoqués ne constituaient pas un dommage réparable au sens de l’article 1382 du Code civil, puisque la lutte contre l’incendie faisant partie de la mission légale des communes, elle engendrerait, à ce titre, une dépense appelée à rester leur charge.

Par un arrêt du 23 janvier 2024, la chambre correctionnelle de la Cour d’appel de Mons avait autorisé l’assureur-loi à se prévaloir de son droit au recouvrement vis-à-vis des responsables.

Les sociétés concernées ont formé un pourvoi en cassation.

Dans son arrêt du 12 juin 2024, la Cour de cassation rappelle, de façon claire, les termes du débat, spécifiant que « l’existence d’une obligation légale, réglementaire ou contractuelle n’exclut pas la survenance d’un dommage réparable au sens de l’article 1382 du Code civil. Toutefois, il en va autrement lorsque, selon le contenu ou l’économie de la loi, du règlement ou de la convention, la prestation ou la dépense à consentir incombent définitivement à celui qui s’y est engagé ou à celui qui en a la charge en vertu de la loi ou règlement » et qu’« il convient donc de rechercher si, dans l’esprit du contrat, du règlement ou de la loi, le décaissement effectué en application de ceux-ci doit rester définitivement à charge du débiteur ».

Plus suprenante est la lecture des dispositions en cause que propose la Cour de cassation, et la solution qu'elle confère au conflit apparent entre les missions légales des communes (la question de savoir si elles sont exercées à fonds perdus) et le principe de responsabilité. En effet, après avoir minutieusement examiné les règles applicables -c'est-à-dire: 1° la nouvelle loi communale, conférant aux communes la mission de prévenir et de faire cesser, par la distribution des secours nécessaires, les accidents et fléaux calamiteux tels que les incendies, 2° les dispositions obligeant les conseils communaux à porter annuellement au budget des dépenses toutes celles que les lois mettant à charge de la commune, dont les débours relatifs à la police de sûreté et de salubrité locales, 3° les dispositions de la loi relative à la protection civile, incluant la lutte contre l’incendie dans ses missions, et n’instituant pas, au profit de la commune, le droit de recouvrer les frais occasionnés par l’exercice de ses obligations en la matière, étant par ailleurs entendu qu’aucune disposition légale ne prévoit que ce principe de non-récupération des débours exposés ne concernerait que les frais ordinaires encourus lors d’une intervention normale et non ceux que l’autorité publique doit engager lorsque l’intervention entraîne des blessures ou la mort d’un de ses agents, 4° les dispositions de l’ancienne loi relative à la protection civile, prévoyant que les communes sont tenues de récupérer, à charge des bénéficiaires des prestations, les frais occasionnés aux services public d’incendie lors de prestations fournies par ces services en dehors (notamment) des interventions relatives à la lutte contre le feu et l’explosion, la Cour précisant que si cette disposition n’était pas en vigueur à la date du sinistre (elle fut en effet introduite par une loi-programme du 27 décembre 2004, « elle n’en confirme pas moins la volonté persistante du législateur d’exclure la lutte contre l’incendie de l’assiette de recouvrement des autorités communales »-, la Cour précise que le recours subrogatoire organisé par l’article 14, §3 de la loi du 3 juillet 1967 (selon lequel l’employeur public est subrogé, à concurrence des débours que la loi met à sa charge, dans les droits des victimes contre le responsable de l’accident) est un recours d’une « portée générale », « institué sans préjudice des dispositions particulières consacrant la volonté du législateur de laisser à charge de la collectivité le coût spécifique de la lutte contre l’incendie ».

Au terme d’une interprétation étonnante, mais aussi invasive, franche, et audacieuse, qui la rapproche assez singulièrement, pour l’occasion, d’un juge de fond, la Cour de cassation considère donc que les communes ne peuvent récupérer, à charge des tiers responsables, les sommes qu’elles ont décaissées, dans le contexte de leurs missions de lutte contre l’incendie, en application de la loi du 3 juillet 1967 organisant un système d’indemnisation au bénéfice des agents du secteur public victimes d’accidents du travail, ou de leurs ayants-droits. L’économie des dispositions organisant les missions des communes en matière de lutte contre l’incendie implique en effet que le coût résultant de ces missions demeure en dernière instance à charge des communes. Le principe est à ce point clair, dans l’esprit de la Cour de cassation, et fermement énoncé, qu’il écarte le recours subrogatoire général expressément organisé par l’article 14, §3 de la loi du 3 juillet 1967.

Voilà en tout cas un arrêt clair et audacieux, même si l'on conçoit que la solution proposée par la Cour de cassation soit délibérable, et sujette à discussion.

N'est-elle pas, en effet, hautement singulière, révélatrice, et matière à profonde réflexion pour le juriste, l'interprétation judiciaire par laquelle l’économie, ou du moins une certaine vision de celle-ci, finit par écarter le principe de responsabilité … ? A méditer, très certainement.

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