Par un arrêt du 3 février 2022 (C.21.0121.N), la troisième chambre de la Cour de cassation s'est prononcée une nouvelle fois, à la suite de son arrêt du 14 juin 2021 (évoqué dans un commentaire précédent), en matière d'indemnité de remploi.
Le moins que l'on puisse dire est que cet arrêt finit de désarmer ceux qui espéraient encore découvrir un fil conducteur, une rationnalité dans la jurisprudence de la Cour de cassation, après l'avoir cherchée vainement, des décennies durant, dans l'inlassable ouvrage des juridictions de fond.
Les faits n'ont rien de particulier. Ils proposent un décor aussi simple qu'inchangé: une banque, une entreprise et des opérations de crédit, des crédits immobiliers, les plus ordinaires qui soient.
Réformant partiellement la décision du premier juge, la Cour d'appel d'Anvers avait dénié aux conventions d'avance de fonds destinées à l'acquisition des immeubles la qualification de prêt à intérêt et refusé, partant, de leur appliquer l'article 1907 bis du Code civil qui réduit à six mois l'indemnité de remploi applicable en cas de remboursement anticipé d'un prêt. Pour ce faire, elle avait commencé par considérer que la différence entre prêt et ouverture de crédit était une question de fait. Dans le prolongement immédiat de cette prémisse pour le moins étonnante, la Cour d'appel avait cru pouvoir identifier divers éléments lui permettant de conclure, selon une méthode indiciaire, que la convention d'avance de fonds litigieuse était étrangère à la figure du prêt à intérêts visé par l'article 1907 bis du Code civil: la qualification choisie par les parties, la nécessité d'embrasser tout le cadre contractuel (constitué de l'ouverture de crédit et du crédit immoblier qui en avait constitué la (première) réalisation) plutôt que le seul crédit particulier isolé pour décider de la qualification de l'opération, l'idée que le but du crédit (ici acquérir un bien immobilier) n'est pas déterminant de sa qualification, l'existence d'une (relative) liberté de prélèvement et la possiblité de réutilisation (reprise d'encours) après que des remboursements aient été effectués. La Cour d'appel avait également énoncé que dans l'appréciation de la qualification de l'opération, il convenait de s'en tenir (notamment en ce qui concernait la sacro-sainte "liberté de prélèvement") plutôt aux dispositions contractuelles telles qu'elles avaient été arrêtées entre les parties qu'à la façon dont le contrat avait effectivement, dans les faits, été exécuté par celles-ci (en l'espèce, un prélèvement unique avait été réalisé pour l'acquisition des immeubles).
Le pourvoi en cassation s'inscrivait fidèlement dans l'enseignement de la jurisprudence antérieure de la troisième chambre néerlandophone de la Cour de cassation (voir, outre l'arrêt du 14 juin 2021 précité, les arrêts des 21 octobre 2019 et 27 avril 2020, également déjà évoqués dans un précédent commentaire), et partait de la prémisse que "le critère de distinction entre prêt et (ouverture de) crédit" résiderait dans la "liberté de prélèvement". Le pourvoi se contentait dès lors fort logiquement de faire valoir que la liberté de prélèvement devait être "réelle", que ce n'était pas le cas dans l'hypothèse d'un crédit immobilier, assorti d'une hypothèque, dont la constitution conditionne le prélèvement des fonds, a fortiori lorsque le prélèvement est de surcroît strictement encadré dans le temps, et que, subsidiairement -et parce qu'il fallait bien énoncer un grief-, l'arrêt n'était pas régulièrement motivé au regard du prescrit de l'article 149 de la Constitution.
Dans son arrêt, la Cour de cassation rejette le pourvoi. Rappelant sa jurisprudence antérieure, sur la différence entre prêt (contrat réel) et ouverture de crédit (contrat consensuel), elle énonce, plus explicitement encore que dans sa jurisprudence antérieure, que l'ouverture de crédit se distingue "par excellence" ("bij uitstek", la Cour n'osant sans doute pas dire "par essence", comme le voudrait l'usage si l'on était face à une proposition de droit) du prêt à intérêt par la liberté de prélèvement du crédit, et qu'il revient au juge du fond d'apprécier si le crédité dispose effectivement d'une telle liberté.
Ayant posé ces bases de confort pour l'exercice de son office, la Cour de cassation n'a plus qu'à contrôler marginalement, dans un arrêt prenant les allures d'un arrêt d'espèce, la régularité de la motivation des juges d'appel, sa cohérence interne à l'aune des prémisses exposées.
L'on ne peut qu'être gagné par un certain scepticisme en constatant que la plus Haute juridiction du Royaume, gardienne ultime de la cohérence du système juridique, semble ainsi s'autoriser d'étranges libertés sur le fil de la distinction suprême du fait et du droit. Cela, alors que plus trente ans se sont écoulés depuis l'émergence des premiers cas de contentieux, et que la clarté n'a toujours pas pu être faite quant au traitement juridique de l'indemnité de remploi. Faudra-t-il finir par penser que tout cette saga reflète l'état de nos institutions étatiques, et la juste mesure de la qualité avec laquelle elles sont capables de servir, par les temps qui courent, l'office de l'application du droit ? On aimerait pouvoir en douter.
Olivier Creplet