Dans un arrêt du 7 août 2018 (affaires jointes C‑96/16 et C‑94/17), la CJUE a été amenée, à la demande d'un Tribunal de première instance de Barcelone, à se prononcer sur l’interprétation de certaines dispositions de la directive 93/13/CEE concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs dans un contexte de droit bancaire, plus spécialement dans le contexte de contrats de prêts conclus avec des consommateurs.
Le contexte
Dans la première affaire, le juge de renvoi était saisi d'une action en exécution des créances résultants de tels prêts, qui avaient été dénoncés en raison du non-remboursement des échéances, pour un montant de plus de 50.000,00 €. En cours de procédure, ces créances furent cédées par la banque à un tiers (cession dont les contrats ne prévoyaient pas le principe), pour un prix très sensiblement inférieur, et le cessionnaire demanda, conformément aux dispositions du droit procédural espagnol, à être substitué à la banque dans la procédure. D'une façon des plus intéressantes, le juge de renvoi s'interrogea sur la légitimité de la solution du droit positif espagnol au terme de laquelle les débiteurs ne pouvaient racheter la créance au prix payé par le cessionnaire, conformément à ce qui est prévu dans le cadre régime de la cession de créance litigieuse par l'article 1535 du Code civil espagnol.
La juridiction de renvoi souligna notamment, comme l'indique la Cour au point 26 de son arrêt, que, "tout en prévoyant un tel droit de rachat, l’article 1535 du code civil limite cependant celui-ci aux créances dites « litigieuses », c’est-à-dire à celles faisant l’objet d’une contestation au fond dans le cadre d’une procédure déclaratoire. Ainsi, cet article ne prévoirait pas la possibilité pour le débiteur de se prévaloir de ce droit dans le cadre d’une procédure d’exécution de la créance, telle que la procédure au principal, ou d’une cession extrajudiciaire, ce qui, selon la juridiction de renvoi, ne garantit pas une protection suffisante des intérêts des consommateurs. Ladite juridiction ajoute qu’une telle protection n’est pas non plus assurée par les articles 17 et 540 du code de procédure civile, qui encadrent la substitution du cédant par le cessionnaire dans les procédures en cours, étant donné notamment que ces dispositions ne font pas mention du droit du débiteur de racheter sa dette prévu à l’article 1535 du code civil".
Elle émit plus spécifiquement des doutes, dans ce contexte, "sur la compatibilité avec le droit de l’Union et, en particulier, avec la directive 93/13 d’une pratique consistant pour un professionnel, en l’absence d’une clause contractuelle spécifique en ce sens, à céder ou à acheter une créance pour un faible prix, sans que le débiteur ne soit préalablement informé de cette cession ou n’y donne son consentement et sans lui donner la possibilité de racheter sa dette, et ainsi de l’éteindre, en remboursant au cessionnaire le prix que celui-ci a versé au titre de ladite cession, majoré des frais, intérêts et dépens applicables" (point 27 de l'arrêt).
Elle posa en substance deux questions préjudicielles à la Cour de justice, portant respectivement sur:
- la conformité de la pratique d'une cession de créance sans donner la possibilité au débiteur consommateur de l'éteindre en payant le prix de la cession, avec la protection des consommateurs (dont la charte des droits fondamentaux énonce la nécessité d'un standard élevé), et avec les principes et certaines dispositions de la directive relative aux clauses abusives;
- la conformité, avec la même directive, des solutions issues du droit espagnol selon lesquelles, dans les contrats de prêt sans garantie réelle conclus avec des consommateurs, une clause non négociée prévoyant un taux d’intérêts moratoires dépassant de plus de deux points de pourcentage le taux d’intérêts ordinaires est abusive, d'une part, les intérêts ordinaires continuent à courir jusqu’au remboursement complet de la dette lorsque la clause a été déclarée abusive, d'autre part.
La seconde affaire concernait un contrat de crédit hypothécaire. Le crédité alléguait que la clause stipulant un intérêt moratoire de 25% était abusive, et en avait postulé l'annulation en justice. Le caractère abusif de la caluse fut reconnu par la juridiction de renvoi, et celle-ci lui substitua un taux -équivalent à trois fois l'intérêt légal- prévu par la loi hypothécaire espagnole dans une optique de protection des débiteurs hypothécaires. Le crédité introduisit un pourvoi en cassation, considérant que la Cour d'appel n'avait pu donner effet au moindre taux d'intérêt -qu'il soit ordinaire ou moratoire- dès lors qu'elle avait constaté le caractère abusif de la clause stipulant l'intérêt moratoire et, qu'en appliquant l'intérêt prévu par la loi hypothécaire, elle avait violé la disposition de la directive relative aux clauses abusives réputant sans effets une clause déclarée abusive.
Sur fond de ce litige, la Cour suprême espagnole posa diverses questions préjudicielles à la Cour de Justice, concernant la conformité à la directive concernant les clauses abusives du régime appliqué, en droit espagnol, en matière de clauses d'intérêts moratoires (consistant à considérer pour abusives de telles clauses lorsqu'elles prévoient une majoration de plus de deux points de pourcentage du taux ordinaire du crédit, à ne s'intéresser qu'à la majoration pour apprécier le caractère abusif de la clause en telle sorte que lorsqu'elle est tenue pour abusive c'est uniquement la majoration qui est privée d'effets, non le taux "ordinaire" du crédit), mais aussi les conséquences de l'annulation de la clause d'intérêt moratoire déclarée abusive (application du taux légal, suppression de tout intérêt ?).
Les solutions développées par la Cour
Sur la première question dans l'affaire C 96-16, la Cour rappelle que la directive relative aux clauses abusives ne s’applique qu’aux clauses contractuelles, à l’exclusion des simples pratiques (point 39 de l'arrêt).
La Cour ajoute que "Pour autant que, par ces questions, la juridiction de renvoi cherche à savoir si la directive 93/13 s’oppose aux dispositions nationales règlementant la cession de créance ainsi que la substitution du cessionnaire au cédant dans les procédures en cours, qui figurent à l’article 1535 du code civil ainsi qu’aux articles 17 et 540 du code de procédure civile, au motif que ces dispositions ne garantiraient pas une protection suffisante des intérêts des consommateurs pour les raisons rappelées au point 26 du présent arrêt, il importe de relever que, conformément à l’article 1er, paragraphe 2, de cette directive, les clauses contractuelles qui reflètent des dispositions législatives ou réglementaires impératives ne sont pas soumises aux dispositions de ladite directive" (point 42 de l'arrêt).
Le treizième considérant de la directive clauses abusives énonce à cet égard "que les dispositions législatives ou réglementaires des États membres qui fixent, directement ou indirectement, les clauses de contrats avec les consommateurs sont censées ne pas contenir de clauses abusives ; que, par conséquent, il ne s’avère pas nécessaire de soumettre aux dispositions de la présente directive les clauses qui reflètent des dispositions législatives ou réglementaires impératives [...] ; que, à cet égard, l’expression “dispositions législatives ou réglementaires impératives” figurant à l’article 1er paragraphe 2 couvre également les règles qui, selon la loi, s’appliquent entre les parties contractantes lorsqu’aucun autre arrangement n’a été convenu".
Rappelant sa jurisprudence selon laquelle ladite exclusion couvre les dispositions législatives ou réglementaires impératives autres que celles se rapportant au contrôle des clauses abusives, notamment celles relatives à l’étendue des pouvoirs du juge national afin d’apprécier le caractère abusif d’une clause contractuelle (référence est faite à l'ordonnance du 7 décembre 2017, Woonhaven Antwerpen, C‑446/17, non publiée, EU:C:2017:954, point 27 et à la jurisprudence y citée), la Cour souligne que dans ordonnance du 5 juillet 2016, Banco Popular Español et PL Salvador (C‑7/16, non publiée, EU:C:2016:523, points 24 à 27), elle a déjà jugé, à la lumière de cette jurisprudence, "que l’exclusion prévue à l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13 couvrait une disposition nationale telle que l’article 1535 du code civil au motif que cet article constituait une disposition impérative et qu’il ne concernait pas l’étendue des pouvoirs du juge national pour apprécier le caractère abusif d’une clause contractuelle". Elle ajoute qu' "À la lumière des informations contenues dans la décision de renvoi, il semble qu’il en aille de même des (dispositions) du code de procédure civile (organisant la substitution du cédant par le cessionnaire dans les procédures en cours), ce qu’il appartient toutefois à la juridiction de renvoi de vérifier" (points 44 à 46 de l'arrêt).
Il eût sans doute été plus pertinent d'interroger la Cour quant à la conformité de la pratique concernée aux dispositions de la directive 2005/29/CE concernant les pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs (voyez notamment, à titre de comparaison intéressante, l'arrêt CJUE du 20 juillet 2017 (affaire C-357/16, ECLI:EU:C:2017:573), déjà commenté sur ce site, qui se penche notamment sur l'applicabilité de la directive pratiques commerciales aux société de recouvrement de créances, qui endossent le statut de créancier du consommateur à la suite d'un contrat conclu avec un tiers, en l'occurrence le cédant, sans jamais avoir contracté avec lui, et en dehors de son accord).
La seconde question tendait à savoir si la directive clauses abusives doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une jurisprudence nationale selon laquelle une clause non négociée d’un contrat de prêt conclu avec un consommateur fixant le taux des intérêts moratoires applicable est abusive, au motif qu’elle impose au consommateur en retard de paiement une indemnité d’un montant disproportionnellement élevé, dès lors que ce taux dépasse de plus de deux points de pourcentage celui des intérêts ordinaires prévu par ce contrat.
Arpès avoir admis la recevabilité de la question eu égard à sa pertinence pour trancher le litige de fond déféré aux juges de renvoi (points 49 à 54 de l'arrêt) et avoir rappelé qu'il appartenait à la Cour de s'en tenir aux qualifications du juge de renvoi concernant l'interprétation des dispositions de l'ordre juridique national (points 55 à 61 de l'arrêt -en l'occurrence, il sg'aissait de la jurisprudence de la Cour suprême espagnole, et son caractère contraignant ne pouvait être exclu à la lecture des décisions de renvoi), la Cour a rappelé qu'il appartenait au juge national de vérifier si les clauses contractuelles dont il est saisi doivent être qualifiées d’abusives, en tenant, en principe, compte, conformément à l’article 4, paragraphe 1, de cette même directive, de l’ensemble des circonstances de l’espèce (point 66 de l'arrêt) avant de considérer que la directive "s’opposerait à une réglementation nationale définissant un critère au regard duquel le caractère abusif d’une clause contractuelle doit être apprécié, dans l’hypothèse où cette réglementation empêcherait le juge national saisi d’une clause ne satisfaisant pas à ce critère d’examiner ce caractère et, le cas échéant, de déclarer cette clause abusive et de l’écarter" (point 67 de l'arrêt). Par renvoi au point 61 de son arrêt, la Cour énonce que tel ne semble toutefois pas être l’effet de la jurisprudence du Tribunal Supremo (Cour suprême) en cause au principal, dès lors que "cette jurisprudence ne semble ... pas priver le juge national de la possibilité de considérer qu’une clause d’un contrat de prêt conclu avec un consommateur ne remplissant pas ce critère, c’est-à-dire une clause fixant un taux d’intérêts moratoires ne dépassant pas de plus de deux points de pourcentage celui des intérêts ordinaires prévu par le contrat, est néanmoins abusive et, le cas échéant, de l’écarter, ce qu’il appartient aux juridictions de renvoi de vérifier" (point 61 de l'arrêt).
Il s'en suit, selon la Cour, que "la directive 93/13 doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à une jurisprudence nationale, telle que celle du Tribunal Supremo (Cour suprême) en cause au principal, selon laquelle une clause non négociée d’un contrat de prêt conclu avec un consommateur fixant le taux des intérêts moratoires applicable est abusive, au motif qu’elle impose au consommateur en retard de paiement une indemnité d’un montant disproportionnellement élevé, dès lors que ce taux dépasse de plus de deux points de pourcentage celui des intérêts ordinaires prévu par ce contrat" (point 71 de l'arrêt).
La troisième question portait sur la conformité à la directive de la "jurisprudence nationale, telle que celle du Tribunal Supremo (Cour suprême) en cause au principal, selon laquelle la conséquence du caractère abusif d’une clause non négociée d’un contrat de prêt conclu avec un consommateur fixant le taux des intérêts moratoires consiste en la suppression totale de ces intérêts, les intérêts ordinaires prévus par ce contrat continuant à courir" (point 72 de l'arrêt).
La Cour confirme cette conformité, en rappelant d'abord certains aspects des contours de la privation d'effet qui sanctionne la clause reconnue abusive, indiquant notamment que "conformément à l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13, le juge national saisi d’une clause contractuelle abusive est uniquement tenu d’écarter l’application de celle‑ci afin qu’elle ne produise pas d’effets contraignants à l’égard du consommateur, sans qu’il soit habilité à réviser le contenu de cette clause. En effet, ce contrat doit subsister, en principe, sans aucune autre modification que celle résultant de la suppression de ladite clause, dans la mesure où, conformément aux règles du droit interne, une telle persistance du contrat est juridiquement possible (arrêt du 26 janvier 2017, Banco Primus, C‑421/14, EU:C:2017:60, point 71 et jurisprudence citée)" (point 73 de l'arrêt).
S'attachant plus spécifiquement aux clauses d'intérêts moratoires, la Cour énonce ensuite, soulignant la différence intrinsèque entre ces intérêts et les intérêts rémunératoires, que: "En particulier, il ne découle pas de ladite directive que la mise à l’écart ou l’annulation de la clause d’un contrat de prêt fixant le taux des intérêts moratoires, du fait du caractère abusif de celle-ci, devrait également entraîner celle de la clause de ce contrat fixant le taux des intérêts ordinaires et ce d’autant que ces différentes clauses doivent être clairement distinguées. À ce dernier égard, il convient en effet de relever que, ainsi qu’il résulte de la décision de renvoi dans l’affaire C‑94/17, les intérêts moratoires visent à sanctionner l’inexécution par le débiteur de son obligation d’effectuer les remboursements du prêt aux échéances contractuellement convenues, à dissuader ce débiteur de prendre du retard dans l’exécution de ses obligations et, le cas échéant, à indemniser le prêteur du préjudice subi du fait d’un retard de paiement. En revanche, les intérêts ordinaires ont une fonction de rétribution de la mise à disposition d’une somme d’argent par le prêteur jusqu’au remboursement de celle-ci" (point 76 de l'arrêt).
Enfin, la Cour précise que "ces considérations s’appliquent quelle que soit la manière dont sont rédigées la clause contractuelle déterminant le taux des intérêts moratoires et celle fixant le taux des intérêts ordinaires. En particulier, elles valent non seulement lorsque le taux des intérêts moratoires est défini indépendamment du taux des intérêts ordinaires, dans une clause distincte, mais également lorsque le taux des intérêts moratoires est déterminé sous la forme d’une majoration du taux des intérêts ordinaires par un certain nombre de points de pourcentage. Dans ce dernier cas, la clause abusive consistant en cette majoration, la directive 93/13 exige uniquement que ladite majoration soit annulée" (point 77 de l'arrêt).
La réponse à cette troisième question implique, selon la Cour, qu'il ne doit pas être répondu à la troisième question dans l'affaire C-94/17, qui concernait les possibles autres conséquences éventuelles s'attachant au caractère abusif de la clause d'intérêts moratoires (application de l'intérêt légal, suppression de tout intérêt).
Olivier Creplet