Dans un intéressant arrêt 42/2024 du 11 avril 2024, la Cour constitutionnelle a eu l'occasion de sanctionner une seconde fois, quelque quinze ans après son arrêt 167/2008 du 27 novembre 2008*, la loi relative aux sûretés financières, plus spécialement son application en matière de règlement collectif de dettes (soit une procédure d'insolvabilité qui règle et organise le concours des créanciers d'une façon spécifique, s'écartant à divers égards des figures de concours "professionnelles", généralement plus anciennes, qui mettent aux prises les créanciers d'un débiteur revêtant la qualité d'entreprise, de professionnel ou d'institutionnel).
On se souviendra que la loi relative aux sûretés financières (en l'espèce il était question d'un gage sur espèces (sur un compte à vue) et d'un gage sur compte-titres) organise un régime juridique spécifique pour certaines formes de garanties (gage sur espèces, gage sur instruments financiers, convention de netting), qui se caractérise par une simplification des formalités de constitution et de réalisation desdites garanties. Il s'agit en substance d'améliorer l'efficacité de ces sûretés, dans l'optique de favoriser la mobilisation des espèces et instruments financiers sur lesquels elles portent, que ce soit au stade de la constitution ou de la réalisation, et donc in fine de servir la fluidité des marchés financiers (en ce compris les marchés de dérivés -voyez notamment, sur ces objectifs, le point B.3.4.1 de l'arrêt), tout en limitant les risques de contagion (de congestion, plus exactement) en situation de défaillance du débiteur. A ce titre, la loi relative aux sûretés financières organise, en ses articles 8 (gage sur instruments financiers) et 9 (gage sur espèces), une procédure de réalisation particulièrement directe et efficace, prévoyant notamment : une dispense de mise en demeure, une dispense d'autorisation judiciaire ou de contrôle a priori, une immunisation totale du créancier contre la suspension de son droit de poursuite individuel en cas de situation de concours ou de procédure d'insolvabilité (en ce compris le règlement collectif de dettes), et une possibilité d'appropriation des espèces ou des instruments financiers confiés en gage si le principe en a été prévu dans la convention de gage.
Saisi d'un rapport de carence par un médiateur de dettes qui n'avait pu obtenir l'accord des créanciers sur un plan de règlement amiable (un créancier en particulier, soit une banque nantie de sûretés financières, ayant formé contredit par rapport au plan dans le délai utile, et considérant qu'elle était habilitée à réaliser sa sûreté sans devoir subir l'effet suspensif du règlement collectif de dettes), le Tribunal du travail a interrogé la Cour constitutionnelle quant à savoir si ce régime de faveur octroyé au créancier nanti d'une sûreté financière, à l'heure de réaliser sa sûreté face à un débiteur en situation de règlement collectif de dettes, ne créait pas une différence de traitement non raisonnablement justifiée avec les autres titulaires de sûretés réelles, tenus de souffrir l'effet de suspension de leurs sûretés si caractéristique du règlement collectif de dettes.
Appelée à trancher la question, la Cour rappelle d'abord, à juste titre, que les dispositions de la loi relative aux sûretés financières vont, en tant qu'elles concernent les personnes physiques, plus loin que la directive 2002/47/CE concernant les contrats de garantie financière dont elle est la avant tout la transposition: en effet, alors que celles-ci ne s'appliquent qu'aux garanties financières constituées entre certains types de personnes, à l'exclusion des personnes physiques, la loi relative aux sûretés financières a délibérément défini son champ d'application de façon générale, sans restrictions particulières quant aux parties à la convention de sûreté (point B.3.3 de l'arrêt).
Pour le surplus, et concernant le fond de la possible discrimination, la Cour relève que les prérogatives exorbitantes accordées au créancier nanti d'une sûreté financière dans la réalisation de sa sûreté créent plusieurs différences de traitement au préjudice des autres créanciers, qui sont affectés par la procédure de règlement collectif de dettes (point B.7.3 de l'arrêt):
- l’effet des sûretés réelles et des privilèges est suspendu pour ces derniers (sauf lorsque des biens du débiteur sont vendus), de même que les voies d’exécution qui tendent au paiement d’une somme d’argent, en sorte que la réalisation de leur gage ne peut plus résulter d’une initiative individuelle du créancier mais doit s'opérer dans le cadre collectif de la procédure (voir également le point B.2.3 de l'arrêt); il n'est pas inutile de rappeler à nouveau, à ce propos, combien le règlement du passif dans le cas de figure du règlement collectif s'écarte du régime de la faillite, et de certaines autres situations de concours qui maintiennent plus volontiers un droit de poursuite individuel aux créanciers nantis de sûretés spéciales (les fameux "séparatistes");
- par ailleurs, et durant la phase judiciaire, le juge peut imposer des délais de paiement, ainsi que la réduction ou la remise des intérêts voire encore, à certaines conditions, ordonner une remise partielle ou totale de dettes en capital; la Cour sous-entend ici, à juste titre, que le créancier nanti d'une sûreté financière, qui aura pu aller de l'avant dans la réalisation de sa sûreté, n'aura souvent à pas à subir ces restrictions puisque sa créance aura déjà remboursée par le jeu même de cette réalisation.
La Cour considère que ces différences de traitement ne sont pas raisonnablement justifiée (point B.8.1 de l'arrêt), en indiquant notamment, au terme d'une analyse particulièrement affinée, que:
- contrairement à ce qui est affirmé dans les travaux préparatoires, les gages sur des instruments financiers ou sur des espèces ne concernent pas uniquement les personnes physiques fortunées;
- ni le fait que les dispositions concernées correspondraient à la législation antérieure (où le droit de poursuite des séparatistes étaient encore dans une large partie maintenu), ni le fait que la personne concernée doive consentir à la constitution du gage, ne suffisent à justifier raisonnablement la différence de traitement;
- au regard de l’objectif d’éviter le risque de contagion de l’insolvabilité du débiteur vers le créancier et d’assurer ainsi la stabilité économique générale, il n’est pas établi que le fait qu’un gage porte sur des instruments financiers ou sur des espèces puisse justifier à lui seul, indépendamment de la qualité des parties, un régime à ce point dérogatoire au droit commun.
La Cour ajoute encore que l’absence de contrôle judiciaire préalable est de nature à compromettre l’objectif du règlement collectif de dettes (point B.8.4. de l'arrêt).
En définitive, la Cour juge tient les articles 8 et 9 de la loi du 15 décembre 2004 pour contraires aux articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’ils s’appliquent lorsque le débiteur qui a constitué le gage portant sur des instruments financiers ou sur des espèces est une personne physique qui a été admise au règlement collectif de dettes. La Cour précise (même si cela paraît l'évidence) que ce constat d’inconstitutionnalité n’empêche pas le créancier qui bénéficie d’un tel gage de faire valoir, en cas de réalisation des instruments financiers ou des espèces dans le cadre du règlement collectif de dettes, son droit d’être payé en priorité sur cette réalisation.
Si la motivation très soigneuse de la décision doit être saluée, et soulignée, de même que la difficulté de l'exercice auquel la Cour était soumis, il est permis de se demander si la liberté du législateur de donner priorité à un règlement efficace des sûretés financières, même dans les rapports avec les personnes physiques, dans l'optique de favoriser l'efficacité et la stabilité des marchés financiers, ne lui donnait pas le droit -à vrai dire difficilement censurable, même au nom de l'appréciation de l'existence d'une disproportion manifeste- de considérer que les règles dérogratoires qu'il mettait en place devaient aussi trouver à s'appliquer en cas de règlement collectif de dettes. Pour le dire autrement, et tout en mesurant pleinement le raisonnement de la Cour et les prises de position qui le sous-tendent, il est permis de se demander au nom de quel cadre conceptuel (qui soit un cadre juridique, et non celui de la pure politique) elle a pu considérer qu'il y avait lieu de censurer -plutôt que valider, en se retranchant par exemple derrière le principe de la libre appréciation du législateur- le dispositif légal, en tant qu'il trouvait à s'appliquer au règlement collectif de dettes. Et, si l'on veut être plus explicite encore: en confiant à la Cour constitutionnelle le contrôle de la "raisonnable proportionnalité" des lois (à travers le cadre du contrôle de leur conformité au principe constitutionnel d'égalité), il y maintenant plus de trente ans, la Constitution n'a-t-elle pas nécessairement confié à cette juridiction si particulière (dont l'éminent juriste autrichien Hans Kelsen plaidait la reconnaissance) une mission essentiellement politique, certes formellement habillée dans le langage du droit, mais par sa teneur, et en dernier recours, éminemment politique ? Derrière cette envoûtante question, c'est toute la probématique des liens exacts entre le droit et la politique qui se trouve posée ...
Enfin, et comme la Cour constitutionnelle prend soin de l'indiquer dans son arrêt (point B.3.5 de l'arrêt), la Cour de justice de l’Union européenne avait déjà eu l'ocasion d'examiner la conformité de la directive 2002/47/CE au principe de l’égalité de traitement entre les créanciers dans le cadre d’une procédure d’insolvabilité (CJUE, 10 novembre 2016, C-156/15, Private Equity Insurance Group, ECLI:EU:C:2016:851). Elle n'avait pas conclu, dans l'espèce qui lui était déférée, à une contrariété du régime spéficique mis en place pour les garanties financières avec le principe de l'égalité en droit, tel que consacré par l'article 20 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, appliqué aux créanciers à travers le fameux principe de l'égalité des créanciers. Au point B.8.3 de son arrêt, la Cour constitutionelle considère que "l’examen de la compatibilité de la directive 2002/47/CE avec le principe de l’égalité de traitement qui a été effectué par la Cour de justice de l’Union européenne dans le cadre de son arrêt du 10 novembre 2016 ... ne saurait être transposé en l’espèce, dès lors que la directive 2002/47/CE ne s’applique pas aux personnes physiques, tandis que la limitation du champ d’application ratione personae de cette directive a (justement) constitué l’un des éléments qui a amené la Cour de justice à conclure que cette directive ne produit pas des effets disproportionnés".
* Rappelons que cet arrêt concernait les "conventions de netting", pour lesquelles la loi relative aux sûretés financières organise également une efficacité renforcée en cas de procédure d'insolvabilité, de saisie ou de situation de concours, marquée par le fait que : 1° elles sont opposables aux créanciers pour autant que les dettes et créances à compenser existent au moment de l'ouverture de la procédure (article 14 de la loi), 2° elles sont valables et opposables à ces mêmes créanciers dès lors qu'elles ont été conclues avant l'ouverture de la procédure, la saisie ou la survenance du concours, ou l'ont été par la contrepatie dans l'ignorance légitime d'une telle procédure ou situation (article 15). La Cour constitutionnelle avait déjà considéré -en droite ligne avec l'arrêt ici commenté- que ce régime, dont elle était invitée à apprécier la conformité à la Constitution en rapport avec une procédure de règlement collectif de dettes, était contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution en tant qu'il s'appliquait à des personnes physiques n'ayant pas la quaité de commerçant. La Cour avait notamment considéré, au point B.8.2 de son arrêt que: "Eu égard à l’objectif de croissance économique et de stabilité financière que le législateur entendait poursuivre dans le secteur bancaire et financier, la mesure qui consiste à permettre aux établissements de crédit de faire valoir une convention de netting pour échapper à la règle du concours n’est pas pertinente en ce qu’elle est applicable à des débiteurs qui sont des personnes physiques et qui, compte tenu de leur situation de surendettement, se voient contraints d’introduire une requête en règlement collectif de dettes".